Ne plus avoir peur de nos lendemains, c'est-à-dire d'être ce que l'on est...

Portrait de Lucile Biraud

Lorsque tout semble aller mal et souvent en dernier recours, certains consultent les astres, d'autres les tarots, d'autres encore les lignes de la main ou une médiation différente qui semble leur convenir. Ce réflexe est aussi bon que celui qui consiste à courir chez un psy car, dans tous ces cas, il s'agit non seulement de soi mais de chercher à aller mieux. Ainsi la quête repose-t-elle sur une exigence d'équilibre psychologique et donc de santé... Toutefois, si pour Victor Fleming " Demain est un autre jour ", nous avons volontiers pour habitude de surinvestir ces quelques heures qui n'ont pas encore pointé leur nez en les idéalisant de façon totalement abstraite ! La raison ? Le futur nous effraie dès l'instant où nous dénions la minute présente pour mieux éviter de nous découvrir !

Pour se débarrasser de cette absurdité, apprivoiser toute journée qui nous est offerte de vivre est la seule solution. Effectivement, cette méthode permet de ne pas se laisser déprimer par des angoisses qui s'étayent sur le fantasme que nos proches et nos moins proches possèdent les plus belles cartes. Cette ineptie pousse à les envier et à nourrir le projet délirant de les déposséder de ce qu'ils sont en ne considérant que la partie émergée de l'iceberg. Si la sagesse requiert d'arrêter de les chosifier, quand ce processus autodestructeur est devenu quotidien, le transformer positivement rencontre toutefois des résistances plus que récalcitrantes...

Le grand piège débute tout petit... On trouve que le cousin a bien de la chance d'avoir une aussi jolie maman ou un si beau papa. Les psychanalystes voient dans cette admiration le désir d'une séduction possible dans la mesure où, à la maison, il est interdit de briguer notre " objet d'amour ". Adolescent, on imagine que chez les voisins, à la façon d'Aldous Huxley, tout est pour le mieux, mais que le plus vilain des mondes se déroule sous le toit parental ! Adulte, c'est le collaborateur (ne redoutons pas les mots !) ou le patron qui déclenche les jalousies... Cependant, à force de vouloir se glisser dans l'identité des membres de notre entourage, à force de vouloir leur place, nous n'existons plus. Pas étonnant que la peur se déclenche, d'autant que ce système maléfique est tellement verrouillé et compulsé que l'angoisse d'une vengeance de la part de celles et ceux que nous combattons silencieusement se renforce au fil des jours, des mois, des années... Du plus petit échelon de la société à la plus haute position sociale, le film se répète, fabriquant une anxiété dévastatrice. Aussi, quand un obstacle survient, quand un drame surgit, la sempiternelle phrase démoniaque devient consciente : " Pourquoi moi ? "... Et cette interrogation concerne la quasi-totalité de l'humanité simplement parce qu'elle passe son temps à oublier qu'elle est pétrie de talents individuels.

En prenant la direction de l'appréciation de nos capacités personnelles, il est curieux de constater que la peur s'affaiblit, s'amoindrissant donc avec la diminution de la rivalité. À ce sujet, une faute de français se répand malheureusement tous azimuts à la vitesse grand V : " Être en capacité ". Cette erreur grammaticale présente le désavantage de balayer une évidence : chaque individu " a " un quantum de capacités qui lui sont propres. Par voie de conséquence, ne plus redouter demain demande d'identifier ce que nous sommes pour quitter le vêtement d'un être auréolé d'une pseudo-chance ! Notons que cette superbe aventure commence ici et maintenant. Des voix pourraient s'élever avec l'expression dorénavant consacrée : " Paroles, paroles... ". Pourtant, qui n'a jamais essayé de copier, même approximativement, des artistes glorifiés, sans réaliser que l'inconscient ne se prive pas alors de reproduire le côté sombre de la vedette : il n'a pas d'autre choix pour tenter de nous faire comprendre que cette vision déformée du destin de ces " élus " connaît également ses zones d'ombre. Une amie médecin m'a raconté qu'un de ses patients fan (fou ?) de Johnny Hallyday, au point d'envisager de lui ressembler par tous les moyens, avait déclaré un cancer quelques semaines après que le chanteur se soit retrouvé entre la vie et la mort... La peur n'est en fait que l'illusion que notre incarnation est pitoyable. Le problème, c'est que cette inquiétude finit par nous donner raison si nous n'y prenons garde, légitimant cette sensation désastreuse : " Depuis que je suis née, les mauvais esprits ne me lâchent pas ", assure Sophie à sa psychanalyste qui découvre, au fil des séances, que cette jeune femme adorable et intelligente ne vit que par procuration, parlant de sa mère, avocate disparue tragiquement dans un accident de voiture quand elle était petite fille, comme d'une sainte. L'analysante " s'autodévalorise " sans répit, malgré des études bien menées et un professorat d'anglais en poche, croyant en plus qu'elle " se conduit " très mal dans la vie...

Fantasmer pouvoir décalquer les attributs positifs de l'être qui fascine finit par réduire et engloutir, les confusions identitaires ne produisant que des efforts vains, privés de satisfaction. " Envier le bonheur d'autrui, c'est folie ", disait André Gide, qui ajoutait : " On ne saurait pas s'en servir car le bonheur ne se veut pas tout fait mais sur-mesure "... Arrêtons alors de nous exiler car de soi nous avons pleinement besoin pour chasser nos démons de pacotille, refoulés à souhaits, ceux-là mêmes qui nous empêchent de voir que le soleil brille pour tout le monde.