Cette hystérisation inutile devant les chiffres du suicide

Portrait de Carole Vallone

Être au chômage ne va pas de soi, on s'en doute et, avec un peu d'empathie, il est facile d'imaginer ce que peut ressentir un chômeur... et sa famille, en pareilles circonstances... Mais, comme si ça ne suffisait pas, bien des manchettes de journaux ou d'articles du web en rajoutent davantage encore. Ainsi est-il devenu courant depuis quelque temps d'associer le suicide au chômage. Si, dans son principe, cette idée - se voulant habilement racoleuse en terme de lectorat - n'est pas complètement dénuée de sens, elle véhicule cependant une ineptie : mettre fin à ses jours serait une des conséquences quasi immédiates d'une perte d'emploi... Ça fait froid dans le dos compte tenu de la courbe du chômage qui n'arrête pas de grimper mais, la " Bonne Nouvelle ", c'est que cette affirmation est erronée car le suicide est un acte régressif inconscient qui ne peut pas être lié de facto aux difficultés professionnelles.

Pour avancer un peu dans ce débat, il est nécessaire de poser le problème du suicide de manière interrogative : quel pourcentage de la population française a rencontré des difficultés professionnelles depuis le début du XXIème siècle ? Il est à parier qu'aucune statistique n'a été établie ! En fait, le travail en lui-même représente une source d'inconvénients potentiels majeurs qui se manifestent plus ou moins ouvertement. Je ne fais pas allusion ici à quelque chef relevant de la psychiatrie et qui utilise le harcèlement moral et/ou physique. Je parle du souci permanent que tout salarié ou tout libéral éprouve chaque jour, vis-à-vis de lui-même, pour être à la hauteur de ses exigences et de s'y maintenir. Il ne s'agit pas le moins du monde d'autoflagellation inhérente à un masochisme plus que pathologique. Il s'agit d'êtres humains, normalement équilibrés, que leur surmoi pousse, avec une grande cohérence, à vérifier la qualité de leur besogne. Il est bien évident que parmi ces millions d'individus, certains se suicideront mais uniquement parce que leur terrain psychologique fragile, alourdi par des facteurs existentiels affectifs et subjectifs, les fera basculer du côté d'une confusion qui leur fera oublier qu'il existe toujours une solution pour s'en sortir, même quand la vie veut nous faire croire à un horizon définitivement bouché... D'ailleurs, nous connaissons tous des personnes nanties qui ont décidé de quitter leur existence terrestre : étaient au sommet de leur gloire, croulant sous les contrats lucratifs, Dalida, Mike Brant, Lucien Morisse, et tant d'autres qui ne connaissaient pourtant pas les affres du chômage... Ainsi reste incompréhensible le geste du suicidaire pour son entourage. Alors, un peu de décence, et que la société n'essaie pas d'expliquer l'inexplicable à coups de rationalisations de pacotille. D'autant que, comme le disait Georges Perros, " le suicide ce n'est pas vouloir mourir, c'est vouloir disparaître "... Disparaître pour des raisons intimes qu'il ne convient pas d'interpréter par respect pour ces disparus singuliers, comme l'écrit si bien Jean-Marie Le Clésio dans " L'extase matérielle " : " On ne se suicide pas parce que la vie est absurde, ou parce qu'on est abandonné. Ces raisons-là viennent après. "... Interprétées par la bouche ou la plume de certains moralisateurs déguisés en dénonciateurs, en protecteurs et en sauveurs de la nation ? Non, mille fois non, on ne se supprime pas à cause des conditions dues à son labeur ou d'une hiérarchie démoniaque. On se supprime tout simplement parce que c'est fini : une vraie " fin de moi "...

Commentaires

Portrait de Cécile

Une remise en ordre utile, Carole. Je rajouterais à la liste de ces personnalités qui avaient tout pour être heureux socialement, l'acteur Patrick Dewaere (suicide en plein tournage de film), le chanteur Nino Ferrer (à la carrière réussie), Jean Louis Bory (écrivain célèbre), le peintre Bernard Buffet mais encore le philosophe Gille Deleuze, Romain Gary, Ernest Hemingway... Et la liste est encore longue de ceux qui ont décidé de mettre fin à leur vie sans être au chômage. Sans compter tous ces anonymes dont l'entourage pensait aussi qu'ils avaient tout pour être heureux (argent, famille etc...).

Disparaître pour des raisons intimes qu'il ne convient pas d'interpréter par respect pour ces disparus singuliers...

Heureusement que le taux de chômage est à des années lumières du taux de suicides... Il serait urgent de ne pas fabriquer des associations aberrantes. Je suis bien d'accord !

Portrait de iverlaine

Je partage absolument tout ce qui a été dit ici et les exemples que vous avez pris Carole et Cécile m'ont bien parlé. Quant au jeu de mots " fin de moi ", il résume à lui seul ce qu'est une destinée jusque dans les " fins de mois " difficiles pécuniairement mais qui, fort heureusement, ne poussent pas tout un chacun au suicide car, sinon, il y a longtemps que je ne serais plus de ce monde !

Portrait de Gilbert

Je réagis au post d'Iverlaine... Sans n'avoir jamais été au chômage, mes fins de  " mois " sont souvent très " just " mais il ne me viendrait surtout pas à l'idée de mettre fin à mon moi ! Ne serait-ce que pour espérer des jours meilleurs. Ne dit-on pas que " de la frustration naît le désir ! ". J'ai un fils au chômage et je peux vous assurer qu'il se bouge... Très vivant le fiston !

Portrait de Juliette

Je me permets de faire un lien avec un autre sujet de discussion sur le profil du suicidaire. Il a été dit, si j'ai bien compris, qu'il fait culpabiliser tout le monde et rend responsable les autres de son geste. Je me dis donc, qu'en cherchant des rationalisations, comme le chomage, on fait aussi le "jeu" de celui qui se suicide, de son narcissisme pathologique, à savoir rendre la société responsable et, à travers elle, chaque être humain. Or, il n' y a pas de responsable.