Le lipogramme ou l'art complexe de la contrainte

Portrait de Chantal Calatayud

Cette figure de style oulipienne s'étaye donc, comme son qualificatif l'induit, sur une contrainte et pas des moindres...

Il s'agit de faire un texte libre mais dont l'auteur choisit volontairement de supprimer des lettres alphabétiques (voyelles ou consonnes) qu'il aura choisies lui-même. Ainsi le terme lipogramme vient-il du grec " leipogrammatikos " : " leipen " (passons sur la phonétique !), soit " enlever ", et " gramma ", soit " lettre ". Traduisons plus simplement : " À qui il manque une lettre "...

Je pensais naïvement que supprimer la lettre Z, par exemple, entraînerait la facilitation de la mise en acte... J'ai donc essayé ! C'est fou que cette lettre, tout aussi muette puisse-t-elle être, parvienne à s'imposer, déconcertante, au moment le plus inattendu, même en cherchant à éviter l'impératif... D'ailleurs, c'est sans compter sur l'inconscient qui n'apprécie pas du tout d'être dirigé et qui, par déplacement habile, va s'arranger pour nous envoyer " nez " au beau milieu de la figure dite... de style ! Il y a toutefois pire que Z... Inutile de prendre d'autres exemples, on s'en doute... Ceci étant, outre un exercice efficace pour les neurones et un art certain quant à la complexité du procédé, sur quoi repose essentiellement ce désir ou ce délire de suppression allant jusqu'à éliminer des mots complets ?

De lettre à l'être, le lien est trop aisé pour être pris au sérieux... Il faut donc chercher ailleurs psychanalytiquement... De fait ai-je eu envie de revenir à l'origine : Oulipo, ou OuLiPo qui est l'acronyme de Ouvroir de Littérature Potentielle, groupement mondial d'intellectuels appartenant au monde de la littérature et des mathématiques et qui se déterminent comme étant " des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir "... Cette définition discutable, mais qui n'est raisonnablement pas à discuter à proprement parler puisqu'elle leur appartient, m'a toutefois interpellée : qu'est-ce qui a bien pu pousser ces " rats " à entrer dans un système qui n'aurait alors que pour but majeur celui d'en sortir ? Une forme de masochisme ? Certainement quelque part mais loin de moi l'idée de leur jeter la plus petite pierre ! Ce choix " du rat " a, quoi qu'il en soit, réveillé mon psychisme qui a pris soudain une direction inattendue : les travaux de Thorndike, le célèbre psychologue américain et précurseur du béhaviorisme, sur l'intelligence animale, et sa fameuse boîte à chat... Mais c'est Thorndike en personne qui affamait le chat pour les besoins de ses expériences qui consistaient à observer comment le félidé allait s'y prendre pour ouvrir la porte de la cage et se diriger vers quelque nourriture amplement méritée... Quant à savoir si le chat concerné était maso, c'est une autre histoire... Parenthèse qui me ramène maintenant à la métaphore connue du chat et de la souris de Sigmund Freud mais qui m'en fait oublier les rats, concepteurs du lipogramme... Si je suis logique et compte tenu de cet oubli, il faut donc que je supprime dès lors les lettres R A T S, comme me l'ordonne le Soi... L'envie me fait des-faux pourtant, à la façon du discours réussi d'un certain Jacques Lacan. Par voie de conséquence et au lieu de bannir de mon écriture ces quatre lettres, je décide de les transformer en possibilités sonores différentes, ne retenant surtout pas les suggestions malignes qui ne m'intéressent pas : que ferais-je de TARD et de son angoisse du temps, de TARE et de sa victimisation, de RATA et de sa névrose d'échec, de STAR et de son illumination psychotique, de TSAR et de son complexe de toute-puissance ?

Le constat ? C'est ainsi et à longueur de jours et de nuits que tout inconscient trie les combinaisons phonatoires qui le gênent, nous obligeant à parler sa langue, faite de compromis-sion, de soumis-sion, de séduc-tion, d'ac-cords et de désac-cords, pour que nous " scions ", que nous schizions, le lien subtil entre l'esprit et le corps : une peine perdue puisque les somatisations, brandissant leurs symptômes les plus variés, nous rappellent inexorablement que parler ou se taire ne signifie rien car seuls nos actes valident nos paroles...

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Commentaires

Portrait de Gilbert

En tant qu'ancien enseignant, votre blog m'a rappelé des souvenirs. Le lipogramme est aussi une astuce pédagogique pour susciter la production d'écrit d'une manière ludique chez un élève. Yack Rivais, écrivain et ancien instituteur, inspiré par Lacan, était venu nous faire des animations pédagogiques dans ce sens.

Ceci dit, vous m'avez donné le désir d'en savoir un peu plus sur la question et je suis tombé, dans mes recherches, sur George Perec qui a publié un roman  de 319 pages, " La disparition ", sans utiliser la lettre e ! Un véritable exploit avec handicap ! J'ai appris aussi que cet auteur ne s'est jamais vraiment remis de la disparition de ses parents pendant la deuxième Guerre Mondiale (son père étant mort au combat en 1940 et sa mère déportée dans les camps en 1943). Une analyse sauvage pourrait avancer que e c'est eux, mais ce serait un peu facile, d'autant que George Perec ne devait pas être dupe puisqu'il a suivi une psychanalyse. "La disparition " est-elle de l'ordre un acte sublimé ? Je me pose la question : certainement dans un certain sens mais je suppose qu'une exégèse analytique poussée nous livrerait des éléments interessants...

Autre lien avec la Psychanalyse : je ne peux m'empêcher de penser au conte " La lettre volée " d'Edgar Poe, ayant fait l'objet d'un séminaire du même Jacques Lacan...

Merci pour ces liens que j'ai pu " faire ", sans véritable contrainte Smile mais par le jeu d'associations libres...

Portrait de Lilou.G

Le principe du lipogramme m'amuse mais me lasse très vite... J'ai constaté le même phénomène avec mes élèves, même si ce processus présente l'avantage pour eux, qui vivent à notre époque dans un appauvrissement affligeant de la langue, de chercher dans les immenses possibilités du vocabulaire. Par contre, pour ce qui est des écrits de Georges Pérec, ou bien avant lui d'Arago, je trouve qu'ils sont de fait alambiqués et s'éloignent ainsi de l'essentiel, c'est-à-dire du sens, étant pris dans la gangue du but de par les obligations stylistiques que ces auteurs s'imposent.  Mais ce n'est que mon point de vue...

Portrait de Gilbert

Je vous rejoins, Lilou. G. D'ailleurs, intuitivement, je n'ai pas vraiment appliqué ces stratégies pour que mes élèves écrivent. Je ne le sentais pas . Il est vrai que ceux-ci étaient en grande difficulté et il avait fort à faire avec les lettres existantes sans leur en enlever et, de fait, brider leurs potentiels expressifs. Votre distinction entre but et sens m'intéresse. Sachant que le but relève de la stratégie alors que le sens laisse place à une forme de créativité innée. Et le but, ça bute toujours contre quelque chose !

Portrait de Juliette

Je ne connaissait pas le lipogramme mais cela m'a renvoyé à Charles Darwin (En plus, c'est la Saint Charles aujourd'hui) et aux capacités d'adaptation.  Il disait " Ce n'est pas le plus fort de l'espèce qui survit, ni le plus intelligent. C'est celui qui sait le mieux s'adapter au changement "

Comme si le lipogramme pouvait être un moyen de tester notre capacité à s'adapter : telle lettre n'existe plus, il faut faire sans. A mon avis, et cela n'engage que moi, la tentation serait grande de rapidement créer d'autre mots... sans la lettre choisie, consigne oblige !

Portrait de Orlan

À longueur de journée, on entend cette faute de français : le " ressenti ", qui est - mais doit-on le rappeler ? - non pas un nom commun mais le participe passé du verbe Ressentir !!! Même les journalistes parlent de leur " ressenti " !!! Ainsi me semble-t-il qu'avant d'exercer les élèves à la suppression de lettres, les programmes de l'Éducation nationale feraient mieux d'apprendre à conjuguer les verbes... Entre autres...

Portrait de Michèle

On ne peut enlever que ce que l'on connaît. Aussi, je rejoins entièrement ce qui dit Orlan. Lorsqu'on voit comment écrivent les jeunes aujourd'hui, ce n'est pas le moment de leur donner des contraintes supplémentaires. Georges Perec maîtrise la langue française et c'est  certainement pour cette raison qu'il a réussi le tour de force d'écrire un roman sans la lettre E.

Des astuces pour s'amuser : préparer une liste de vingt substantifs, vingt adjectifs, vingt verbes ne comportant pas la lettre que vous avez décidé d'exclure. Ne pas se préoccuper du sens. Quand la liste est prête essayez de réaliser des liaisons syntaxiques entre les différents termes choisis (attention aux verbes conjugués, à l'accord des adjectifs, etc.). Il est important de construire des phrases qui soient grammaticalement correctes, toujours sans vous poser la question du sens. Vous aboutirez à un "petit chef-d'oeuvre " d'absurdité et de cocasserie... Ce qui peut être très marrant ! Et puis, si vous êtes un peu psychologue, ça peut aussi s'analyser, sans se prendre au sérieux bien sûr. Pas question de vous faire une autoanalyse sauvage...